Notre bateau avait grandi avec l'été. De simple tas de bois explosé et mal taillé il s'était transformé en planches bien polies, vernies, agréables à regarder et encore plus à caresser. J'avais passé un temps fou sur chacune d'elles pour obtenir le grain parfait rendant le bois aussi lisse que les cuisses d'une femme.
Il nous fallut plusieurs essaies avant de trouver le point d'équilibre adéquat de notre navire - une barque en réalité, mais j'aimais à le nommer navire, mais au bout de longs mois de travail, nous avions finalement réussi. En voyant son aspect chétif et ses quelques quatre mètres de long, la plupart des habitants n'auraient éprouvé aucun orgueil, mais John, Théo et moi le trouvions parfait et éprouvions une fierté toute paternel face à lui. Et l'exploit était de taille, car sans véritables outils, nous y étions parvenu. Donc oui, nous avions de quoi être fiers.
Après avoir palabré des heures pour le baptiser sans nous mettre jamais d'accord, nous avions tous les trois fait un léger tour sur le lac avant de revenir sur la plage, ayant trop peur de la nuit tombante pour ce baptême de l'eau. Nous l'avons choyé le temps de l'amarrer à un piquet solidement ancré sur la plage. Je ne savais pas pour les autres, mais j'avais comme l'impression de l'abandonner, en le laissant seul dans la nuit. Puis nous étions rentrés au village le cœur battant et avons annoncé à tous la finition de notre œuvre. La nouvelle ne provoqua cependant pas les émules que nous attendions et, déçus, nous avons passé une partie de la nuit ensemble, au coin d'un feu de cheminée, à parler des diverses expéditions que nous allions pouvoir mener à présent. Certes, cette barque ne pourrait pas aller trop loin sur le lac, mais nous avions dans l'idée de visiter l'îlot que l'on apercevait par temps clair. J'évoquais également la mise en place de lignes de pèche au centre de la baie et l'envie de faire le tour de l'île à la rame. Vaste programme en somme qui nous a fait briller les yeux d'espoir et d'envies jusqu'aux premières lueurs de l'aube.
Quand on me réveilla un peu brutalement le lendemain matin, j’imaginais découvrir le visage enjoué de Théo, ou celui de John, impatient d’aller voguer, mais c’était Ashton. Avec son absence de sourire habituelle, il daigna m’adresser quelques mots froids : «
You. Me. In that boat. To that island. Lena’s orders. » Mais qu’est-ce qu’il croyait celui-là ? Que j’étais un crétin ne connaissant que des mots simples ? Que j’étais dans l’incapacité de comprendre des phrases complexes ? Certes, je ne pouvais pas prétendre être un grand érudit ou je ne sais quoi, mais il y avait des limites à mon ignorance ! Et des limites sur ce que je pouvais encaisser comme insolence et insultes à mon égard, et j’avais l’impression qu’Ashton prenait un malin plaisir à flirter avec celle de tout le monde. L’aventure commençait réellement mal.
Je me levai, bougonnant, n'émettant que des grognements en guise de réponse. Ce n'était peut-être pas la bonne méthode pour que ce crétin arrogant change d'idée à mon égard, mais je n'étais alors pas capable d'autre chose et, à vrai dire, peu m'importait de lui plaire. Je me fis la promesse de me venger plus tard, lorsque nous serions seuls sur l'îlot par exemple. Cette petite idée ne me quitta pas et se renforça à mesure que nous avancions vers la plage. Les cordages, que j'avais pris pour une toute autre utilité, se transformaient alors en objets complices de mon méfait de diverses façons. Et ça me plaisait bien de rajouter des accessoires.
La barque nous attendait sagement sur le rivage. Par chance, la marrée était haute et nous pûmes partir directement en direction de la petite île.
Tandis que nous nous éloignions de la côte, j'eus une petite pensée pour Théo et John. Pour sûr, ils allaient nourrir des envies de meurtre à mon égard quand ils comprendront que j'étais parti sans eux. J'avais surtout peur de l'autre marin, car le petit français avait trop bon fond pour être méchant ou rancunier, mais John n'était pas du genre calme et nous nous étions déjà battu auparavant. D'ailleurs, depuis cet incident, ce dernier me regardait de façon insistante, étrange et dérangeante. Je me méfiais donc toujours un peu de lui malgré les mois de collaboration avec lui. Cette peur pas si futile d'un couteau dans le dos... Je tressaillis à cette idée et décidai de me concentrer sur ce que je vivais sur l'instant.
Ashton avait la bonne idée de se taire, ce qui me laissait écouter pleinement les roulis des vagues, ressentir le vent sur mon visage, ne faire qu’un avec les mouvements lents montants et descendants de notre embarcation. Je retrouvais mon élément, enfin, après plus d’un an passé sur la terre à ne faire que rêver de l’horizon, je pouvais y voguer, l’approcher… tutoyer l’infini. Je me sentais bien, je me sentais libre, je me sentais entier. Moi à nouveau, moi de retour dans le cercle de la vie. En effet, sur l’eau, tous les éléments formaient un cercle de vie parfait. Les vagues naissaient au loin, elles enflaient, devenaient grandes et puissantes et, dans un suicide spectaculaire, s’écrasaient de toute leur vigueur et leur fureur contre le bois de notre navire. Leur agonie nous faisait tanguer sans jamais nous renverser tandis que naissait juste sous nos corps de nouvelles ondulations. Les rames participaient aussi à ce cercle à leur manière en tentant de mêler eau et air sans jamais y parvenir. Et leur espoir fou et désespéré nous faisait avancer tant bien que mal.
Terra s'éloignait. Mon cœur battait de plus en plus fort au rythme des fracas du bois dans l'eau. Nous crevions la surface faussement calme, nous fendions l'air, imposant notre présence au plus farouche et dangereux des éléments. L'envie de chanter, de crier même, me parcourait l'échine. J'avais envie de faire voler des mots sans significations dans l'air. Les laisser s'échapper de moi comme pour les envoyer se perdre dans l'infini. Mais Ashton m'en empêchait par sa présence. Il était l'élément négatif qui empêchait mon monde de tourner rond. Sans ces paroles en l'air, je n'avais qu'un pied dans mon moi véritable.
Bientôt, l'île ne se retrouva plus qu'à quelques nœuds de nous. C'est à cet instant que de violents coups vinrent percuter la coque de l'embarcation. Au premier impact, j'ai eu peur d'avoir percuté un récif que je n'aurai sur voir, mais je compris bien vite qu'il s'agissait de percussions provoquées par des êtres vivants, des poissons apparemment assez cons pour exprimer leur mécontentement en tentant de percer la coque. Au son des impacts, ils n'étaient pas assez gros, ni assez puissant, pour y parvenir, cependant, nous devions redoubler de prudence pour ne pas chavirer ; je n'avais pas réellement envie de me trouver face à face avec ces bestioles à l'air si sympathique. Enfin, nous percutâmes la terre ferme. Le choc manqua de projeter le dédaigneux à terre. Dommage.
Avec aisance, je sautais à terre, foulant avec bonheur, candeur et naïveté ce sable nouveau. Mon âme d'enfant rêvant d'aventures renaissait à chaque fois que je découvrais un endroit inconnu. C'était agréable. Je profitai pleinement de l'instant, laissant mon compagnon se démener pour mettre la barque loin du ressac pour éviter - je le supposais - qu'elle ne s'en aille sans nous à son bord. Cet îlot était si beau. Les oiseaux, cachés, nous inondaient de leurs chants mélodieux. La végétation ressemblait à celle de la forêt rocheuse, mais elle arborait mille tons inouïs : vert, orange, violet, rose ! Et les dimensions de certaines plantes étaient tout simplement monstrueuses. Depuis l'endroit de notre arrimage, je pouvais distinguer des feuilles géantes aux couleurs chatoyantes et attirantes. J'allais m'y diriger quand... «
So, Aleksei, right ? Your name kind of reminds me of my goat's name . . . » Le cafard avait parlé. Et s'il pensait que j'allais le laisser me comparer à une putain de chèvre, il se trompait grandement. Je me rapprochai de l'insolent qui souriait à pleine dents, quand une seconde phrase me frappa en pleine action. «
Can I ship the both of you ? » J'étais décontenancé. Il me parlait de chèvre, puis de... mouton ?? Sans déconner ? Mais qu'est-ce qu'il avait en tête au juste ? Entre le loup et l'agneau, j'étais le loup - de mer certes, mais loup tout de même.
«
Continues, continues... et tu iras saluer de ma part nos charmants petits amis qui nagent tout autour de l'île.» l'ai-je menacé, l'air le plus sérieux du monde. Je lui tournais alors le dos et reparti vers cette folle végétation qui me réclamait. Je marchais, prenant garde de ne pas papillonner en me plantant le nez au ciel, écartant feuilles immenses et branches massives, trouvant un chemin parmi la roche épaisse formant - il semblerait - le sol d'une partie de l'île. Je ne savais trop si Ashton me suivait ou pas. Était-il au moins capable d'apprécier pareil instant et pareille flore ? Comme pour prouver que moi j'en étais tout à fait capable, je me suis approché d'un buisson violet et, émerveillé par cette teinte étrange, me mis à l'étudier sous toutes les coutures.
[Action Découverte] : Contemplez un buisson mauvâtre aux feuilles épaisses.